Certains d’entre vous se souviennent sans doute de cette campagne de publicité, dans les années 90, pour les soutien-gorges de la marque Wonderbra. Une jeune femme sublime au décolleté vertigineux interpellait le lecteur d’un espiègle « Regardez-moi dans les yeux… j’ai dit les yeux ».
Si je salue la prouesse marketing de cette campagne, vous vous doutez bien que j’en apprécie moins le fond. Cette publicité m’a toujours mise mal à l’aise parce que, justement, il est bien difficile pour une femme d’être regardée dans les yeux.
Je suis sûre que vous êtes nombreuses, comme moi, à avoir senti dès l’adolescence peser ce regard sur votre buste (même avec un col roulé !). Lorsqu’une femme rencontre un homme, quelque soit le contexte – travail, loisirs, et espace public au sens large – c’est comme si on ne pouvait s’extraire d’un rapport masculin-féminin, comme s’il était impossible de parler d’être humain à être humain. Difficile d’échapper ne serait-ce qu’à ces quelques secondes où l’on vous jauge, où l’on estime votre tour de poitrine, votre degré d’attraction. Même très discret, ce regard peut peser lourd.
Pour être tout à fait claire, je ne parle bien évidemment pas des moments où le jeu de séduction est partagé, et quand surprendre un œil qui s’égare peut être des plus agréables, mais bien des 99 % restant de notre vie sociale.
Primate primaire / primate diplomate
Naturellement, nous sommes programmés génétiquement pour perpétuer l’espèce. Nancy Huston a d’ailleurs écrit un essai très à propos sur la question, « Reflet dans un œil d’homme » (Actes Sud), qui rappelle des mécanismes ancrés depuis la nuit des temps comme la recherche instinctive de la femelle ou du mâle au plus fort potentiel de reproduction. Regarder l’autre est donc un simple principe existentiel.
Ce qui est extraordinaire, c’est le paradoxe auquel on arrive aujourd’hui, notamment avec les avancées féministes versus la libération des mœurs. De tous temps, les femmes se sont faites belles pour être regardées par les hommes, et aujourd’hui plus que jamais, télévision, magazines et grandes enseignes de la mode et de la cosmétique nous y incitent en permanence. On peut prendre beaucoup de plaisir à se faire belle et à être regardée… mais beaucoup de culpabilité, de gêne voire de souffrance à se sentir réduite à un corps lorsque notre esprit cherche une reconnaissance égalitaire.
Cette contradiction reste probablement « gérable » tant que les relations sont respectueuses… tant que le primate est diplomate !
Moi aussi
Malheureusement, la situation a certes évolué, mais le respect et l’égalité ont encore beaucoup de chemin à parcourir. Il suffit de regarder le flot de témoignages qui a fait surface suite à des initiatives comme « Mee too » ou sa version française « Balance ton porc » (dont je trouve le nom détestable bien que j’en comprenne l’intention). Alors oui, ces sites tournent parfois au déballage peu glorieux et à des dérives que je ne cautionne pas, mais ils restent preuve et symbole d’un immense ras-le-bol des femmes à être méjugées, malmenées, maltraitées, depuis un regard déplacé jusqu’au harcèlement, en passant par les petites et grandes agressions de toutes sortes. Tout ceci n’a plus place dans une société civilisée.
Je vous encourage à regarder cet article sur Le Monde.fr, « Petit manuel pour lutter contre les idées simplistes sur le harcèlement sexuel », qui a le mérite de montrer à quel point les situations sont complexes et ne peuvent être balayées par des petites phrases anodines. Il montre aussi combien nous pouvons parfois ne pas être conscient de nos attitudes.
Récemment, un ami m’a confié que ce sont ces filles adolescentes qui lui ont renvoyé une image de voyeur… Jamais il n’avait pris conscience qu’il pouvait avoir un regard appuyé et gênant sur les femmes qu’il croisait, dans la rue ou ailleurs, et qu’il trouvait tout simplement belles. Jamais il n’avait imaginé qu’un mot qu’il pensait flatteur pouvait être dérangeant.
D’une façon générale, il me semble que les hommes ne soupçonnent pas à quel point nous devons composer dans de multiples situations : faire semblant de ne pas avoir entendu une remarque un peu limite, minimiser notre sourire pour ne pas encourager, neutraliser notre tenue pour ne pas éveiller l’attention… un exercice quotidien, que ce soit dans le métro, dans la rue ou au travail.
Lâche ces allumettes !
Peut-être suis-je plus sensible que d’autres à ce fameux regard gênant du fait même de mon travail d’artiste. On m’a souvent rétorqué que « je joue avec le feu » puisque mon œuvre utilise principalement le nu et biaise donc d’emblée la relation du regardant avec l’artiste.
Ce rapport est en effet au cœur de mes recherches. Avec la série des « Nus à la Fenêtre », j’ai clairement voulu questionner ce regard érotisé qui resurgit à tout instant.
Par un petit jeu de reflets à la prise de vue, les images sont volontairement peu lisibles. Impossible de deviner quoi que ce soit du modèle qui peut être belle comme laide, tout aussi bien joyeuse que triste, souriante que grimaçante (on ne sait même pas si elle est de face ou de dos !)… Or, par un mécanisme inconscient, les personnes que j’ai interrogées interprètent toutes la silhouette comme érotique… alors même que je pensais jouer avec le côté inquiétant de ces figures mutantes. J’ai donc encore fort à faire sur le sujet !
J’ai mis bien longtemps à laisser glisser ces regards sur moi sans y prêter trop d’attention. Sans doute ai-je gagné en confiance. Les situations restent pourtant nombreuses où j’aimerais qu’on me regarde juste dans les yeux, sans sous-entendu, sans équivoque, et qu’on m’écoute en tant que personne, pour ce que j’ai à dire, et non en tant que femme.
Messieurs, si vous saviez comme il est difficile parfois « d’être » tout simplement, lorsque nous sommes à vos côtés. Combien il est difficile de s’extraire des codes et des attendus. Combien il est difficile même de vous aimer en toute légèreté…
VAM